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Interview de Denis Emorine (DE)
Phillip John Usher (PJU)
(Annetna Nepo, Février 2003)
Denis Emorine est
l’auteur d’un grand nombre de textes poétiques, de nouvelles et de
pièces de théâtre. Ses ouvrages ont été publiés dans divers pays
(France, Belgique, Roumanie) et ses pièces ont été montées notamment en
France et en Inde. Denis Emorine appartient au comité de rédaction de La
Nouvelle Tour de Feu et collabore à différentes revues. Il est rédacteur
à la revue roumaine Francophonia.
Questions générales...
PJU : Merci beaucoup, Denis, d’avoir
accepté l’idée de cette interview. Lisons un petit paragraphe en guise
de présentation pour ceux qui ne vous connaissent pas encore... « Mon
arbre était toujours d’une ponctualité exemplaire. A minuit trente
précis, il frappait trois coups secs et j’ouvrais aussitôt la fenêtre.
Hop ! Il sautait prestement dans la chambre et, sans façon, s’asseyait
sur un coin de mon lit. L’habitude était devenue un rite quasi
religieux. Nous passions des nuits entières à nous entretenir de sujets
divers : c’était merveilleux ». (Dans les impasses du monde, p.
22) Il s’agit presque d’une scène primitive de lecture/d’écriture !
Commentaires ?
DE : C’est vrai. L’instauration
d’un rite quasi religieux, lié à la visite de l’arbre, légitime cette
interprétation. Est-ce l’irruption du fantastique ou du merveilleux ? La
distinction est capitale : il faudrait relire « Introduction à la
littérature fantastique » où Tzvetan Todorov analyse cette question
d’une manière remarquable.
PJU : Commençons, alors... J’aimerais vous
parler d’abord des mots, du langage, des langues... « J’ai décidé de
bannir tous les mots inutiles du vocabulaire », dites-vous (Dans les
impasses du monde, p. 15). Ensuite, vous convoquez les mots dans votre
bureau, mais vous ne parvenez pas à faire le tri. En fin de compte, vous
n’en bannissez aucun. Lorsque vous prenez la plume, diriez-vous que vous
avez devant vous la fameuse page blanche ou êtes-vous plutôt devant une
page noire/noircie que vous allez petit à petit reblanchir ?
DE : Précisons d’abord que le « je » utilisé dans ce livre est un « je
de narration » même si l’identification à l’auteur est pertinente. Vous
m’installez en tant qu’écrivain dans une dialectique du noir et du blanc
qui me séduit. Le phénomène métaphorique de la page blanche est
rigoureusement identique à celui de la page noire, chacune étant le
négatif de l’autre . Dans les deux cas, il s’agit de la quête explicite
du sens qui n’est jamais donné puisqu’il faut après un premier jet,
relire, éliminer le superflu ou approfondir encore ce qui mérite de
l’être.
PJU : Pourrait-on dire qu’il s’agit
d’émonder les possibles du langage... dans le dessein de ciseler
l’ouvrage auquel vous travaillez ? de gauler la langue française pour en
faire tomber les mots-fruits qui sont assez mûrs, qui ont la bonne
couleur ?
DE : J’aime beaucoup vos deux
interrogations – et tout particulièrement l’ expression imagée «
gauler la langue française » - puisque le fait de noircir ou de
blanchir la page aboutit à l’apparition de la couleur des mots :
(al)chimie du verbe mise au service de l’écriture. On ne dira jamais
assez combien le travail de relecture est primordial. J’écris assez
facilement mais, par la suite, je retravaille énormément le texte des
heures durant, jusqu’à ce que je parvienne à (ce que j’estime être) une
sorte de « perfection »formelle, c’est-à-dire à un manuscrit achevé dans
tous les sens du terme. Et pourtant, une fois le livre publié, je suis
la proie d’un phénomène, purement névrotique, de vérification du texte –
parfaitement inutile d’ailleurs puisque celui-ci est désormais immuable.
Je me précipite sur tous les dictionnaires à ma portée pour vérifier
telle tournure syntaxique, telle virgule, la respiration de chaque
phrase… en redoutant de trouver une incorrection qui ferait d’écrouler l
‘édifice tout entier. Cette folie passagère s’empare de moi à chaque
parution. Phénomène extrêmement destructeur pour mon équilibre. J’avoue
que je m’en remets parfois difficilement !
PJU : Je ne sais plus où j’ai lu que vous
regrettiez la pauvreté de vocabulaire de beaucoup d’écrivains
contemporains. En effet, quel lecteur ne prend un grand plaisir à
trouver une « exuvie » sur son chemin ou une grande dame qui sort un
mouchoir de son « réticule » et qui fait de grands efforts pour éviter
la « coprolalie » ! De nos jours, pourtant, il est difficile d’employer
de tels mots sans ralentir le lecteur, sans fausser le rythme naturel du
texte... Comment utiliser des mots rares/un vocabulaire plus plantureux
sans se donner des airs de Bibliothèque Oulipienne ?
DE : Je ne crois pas avoir dit
exactement cela. Je m’en prenais plutôt à l’idéologie qui consiste à
prétendre que le grand public lirait plus volontiers si l’écrivain
écrivait plus simplement. Il y a quelques années, j’entendais certains
poètes prétendre que l’emploi d’adjectifs était superflu, que l’écriture
devait être dépouillée d’artifices –ou du moins de ce qu’ils
considéraient comme tels. On parlait de « poésie du quotidien », par
exemple…Quelques poètes « d’avant-garde » voulaient détruire la poésie
–quelle prétention !- pour lui substituer la poétique. Cependant je suis
parfaitement d’accord avec vos propos. Je récuse l’écriture «
jargonneuse » qui est parfois celle d’universitaires. « Plantureux »
pour moi, est exactement le contraire de « pompeux ». Les épigones de L’Oulipo
me semblent d’ailleurs gonflés de suffisance. Ils font plus du bricolage
sur la littérature que de la littérature. Lorsque Georges Pérec a écrit
La Disparition en utilisant la technique du lipogramme, le
procédé était novateur certes mais destiné à rester unique. C’est à la
fois une limite et une possibilité extraordinaire offerte à la
littérature.
PJU : En parlant de mots rares, avez-vous
fait la dictée de Pivot cette année ? Vous êtes-vous achoppé aux «
pipits », aux « harfangs » et à la question « fute-fute » !?
DE : Non. Ni celle-là ni les
précédentes. Je n’ai aucun goût pour ce type d’exercice purement
médiatique. Il est bien évident que si vous accumulez les difficultés
orthographiques souvent au détriment de la cohérence du texte, la
plupart des gens y compris « les lettrés » vont faire des fautes. Cette
nostalgie réactionnaire –mais n’est-ce pas un pléonasme ?- pour la «
fameuse dictée » me semble obsolète. On a tellement prétendu, en France,
que nos grands-parents qui n’avaient(même) pas leur certificat d’études
écrivaient sans fautes, eux, alors que nos bacheliers !… C’est faux.
J’ai retrouvé les lettres de mes grands-parents et de leur famille :
l’orthographe est souvent fantaisiste !
PJU : Passons à un autre type de
langage... Une belle page de Par intermittence, page aérée et
légère, présente au lecteur le poète qui fond dans le langage, lequel à
son tour s’effrite dans l’univers peuplé par autrui. « Un mot / non en
fait / un signe ou / plutôt une entaille / comme un paraphe. // Un point
d’interrogation / qui s’effacera lentement / devant les mots / des
autres. » (Par intermittence, p. 22) Pour vous, un signe écrit est-il
toujours paraphe et point d’interrogation?
DE : Toujours ? je ne l’affirmerais
pas mais l’écriture suppose une part de responsabilité. Dans un autre
texte, « Métaphore » j’affirme que l’on n’écrit jamais en vain et
que le moindre signe s’inscrit d’abord contre soi. L’écriture n’est
jamais une activité innocente. Elle nous poursuit, nous force à aller
sans cesse plus loin puisqu’ un livre succède à un autre en une espèce
de chaîne linguistique et sémantique ininterrompue. Seule, peut-être, la
littérature peut donner une idée de l’infini.
PJU : Le poète américain Anthony Hecht,
parangon de la poésie formaliste, scrupuleux jusque dans les moindres
détails de la prosodie, soulignait récemment lors d’une interview (New
York Times, le 21 janvier 2003 ) que la poésie contemporaine se trouvait
dans une mauvaise passe. Pour certains poètes il suffirait, disait-il,
de coucher par écrit n’importe quelle pensée/émotion fade pour que la
poésie naisse. Dans L’écriture ou la justification d’être vous
vous plaignez, me semble-t-il, du même problème: « Tout se vaut : une
recette de cuisine ou une chanson et une pièce de Molière, une émission
satirique à la télévision et Aristophane. » (L’écriture ou la
justification d’être, p.117). Comment éviter les pièges de ce « tout
se vaut » tout en laissant à l’invention, au renouveau, leur place
essentielle ? Comment s’affirmer dans notre époque post-moderne en
évitant à la fois les formes figées, dépassées, et le « tout se vaut »
dont vous parlez ?
DE : Je crois qu’il faut surtout
éviter les effets d’une mode évanescente par définition qui sévit en
littérature comme dans n’importe quel domaine artistique. Pourquoi «
Jacques le fataliste » de Diderot se lit-il toujours avec
émerveillement en ce début de 21è siècle ? Parce que Diderot était un
auteur »moderne » ? Ce mot est tellement galvaudé qu’il a perdu toute
signification. Qu’est-ce qu’une époque « post-moderne » ? Pourquoi pas «
post- post moderne » ? Écrire suppose une humilité et un orgueil infinis
: comment un écrivain peut-il faire œuvre après Joyce, Proust, Kafka et
tant d’autres dont on a parfois l’impression qu’ils « ont tout dit » ?
et, en même temps, pourquoi ne pas essayer d’aller plus loin ? Quelle
alternative ! Faut-il brûler les prédécesseurs pour avancer ? Souvent,
un mouvement littéraire chasse le précédent pour établir des bases
nouvelles. Un écrivain « classique », Balzac par exemple, peut décrire
une maison dans une vallée en deux pages, restituer directement les
pensées de son héros. A contrario, un « moderne » utilisera peut-être le
monologue intérieur : autre artifice certes mais tout aussi passionnant
! Pour moi, « littérature » est synonyme de « passion ». Comment
s’affirmer d’une manière originale, dites-vous ? Certainement pas en se
détachant du monde pour affirmer comme cet écrivain : « La réalité,
ce sont les mots que j’emploie pour écrire » ;certainement pas non
plus en voulant délibérément être à l’avant-garde. Ionesco affirmait que
vouloir être de son temps, c’est déjà être dépassé, Michel Butor qu’il
avait du travail pour cent ans ! l’écriture est un pari sur l’éternité :
j’aime particulièrement cette idée-là !
PJU : Vous êtes traduit dans plusieurs
langues différentes, dont l’anglais, le japonais, le bengali etc. Selon
vous, celui qui vous lit en bengali, par exemple, retiendra-t-il de
votre œuvre la même impression qu’un lecteur francophone ? Estimez-vous
qu’un écrivain est à même de contrôler en quelque sorte la façon dont on
le lira dans des contextes culturels et linguistiques différents du sien
? Cela a-t-il de l’importance ?
DE : Le lecteur bengali n’éprouvera certainement pas la même impression
qu’un lecteur francophone. Je dirais :tant mieux ! Une de mes pièces de
théâtre « La Visite » vient d’être traduite et représentée dans cette
langue. Le sujet est on ne peut plus « européen » : un vieux couple,
Catherine et Jean, attend la visite de son fils, parti depuis plus de
dix ans à la suite d’on ne sait quel malentendu. Le premier mari de
Catherine est mort en déportation durant la seconde guerre mondiale. Son
mari et son fils n’ont jamais accepté le culte névrotique qu’elle voue à
cet amour de jeunesse… Comment un tel sujet peut-il être appréhendé par
un spectateur et lecteur bengali dans un contexte historique,
linguistique et culturel différent ? Y aura-t-il incompréhension, rejet
ou adhésion à la violence des sentiments, amour et haine mêlés ?…Je
l’ignore. Ce serait l’occasion d’un débat passionnant entre l’auteur, le
metteur en scène, le traducteur, mon ami Pradip Choudhuri, et le public.
Je suis ravi d’une telle expérience où un de mes livres est traduit dans
une des langues vernaculaires de l’Inde. Il m’arrive même de rêver à une
chaîne linguistique grâce à laquelle La Visite serait traduite en indi
puis en d’autres langues indiennes pour accomplir un voyage dans l’Inde
entière ! Ce serait un véritable travail de titans puisque l’Inde
possède plusieurs centaines de langues et de dialectes !
Un écrivain est bien incapable de contrôler la façon dont on le lira et,
ma foi, tant mieux ! Un texte, quel qu’il soit, est toujours polysémique
: il appartient au traducteur éventuel, au lecteur qui le découvre et
l’apprécie – ou non. Ce phénomène d’accaparement est fascinant même s’il
débouche parfois sur certaines formes de fanatisme :je pense notamment à
Salman Rushdie et à la fatwa dont il a été victime.
PJU : Pensez-vous que la poésie
contemporaine voyage bien dans les différents pays ? Est-ce que tous les
poètes de nos jours sont des poètes du monde ? (Surtout avec Internet,
par exemple)
DE : Il est bien difficile de répondre à la première partie de votre
question. Dans un pays comme la Roumanie où je séjourne souvent- je
répondrais « oui » dans le sens pays francophones – Roumanie ;l’inverse
est déjà nettement moins évident. Est-ce que la poésie passe bien
l’écueil d’une langue étrangère ?Rien n’est moins sûr ! Vous connaissez
bien ce problème en tant que traducteur :comment restituer dans une
autre langue une tournure idiomatique ou un néologisme ? L’idéal serait
d’éditer des recueils exclusivement bilingues pour que de nombreux
allers et retours s’établissent entre la langue originale et la langue
d’accueil (je préfère cette expression à « langue étrangère »). Traduire
de la poésie, n’est-ce pas la trahir ? D’autre part, il existe des pays
où la poésie est la forme littéraire par excellence, souvent ce sont des
pays orientaux mais en Occident, ce n’est pas le cas, le lecteur
privilégie la prose. Quelles maisons d’édition accepteraient de s’unir
pour éditer un recueil regroupant des poètes de langues (je ne dis pas
nationalités)différentes ? Quelle belle utopie ! Imaginez un peu : je me
rends dans une librairie et j’achète un recueil
français-espagnol-anglais-chinois-grec-arabe-russe …Il me semble que le
livre électronique devrait favoriser un tel exploit.
Oui, les poètes appartiennent forcément au monde. Internet permet des
voyages immobiles très enrichissants sur le plan humain. Jacques Cœur
affirmait avec un bel optimisme: « Qui veut peut ». La technique
pourrait, en se mettant au service des passions humaines, favoriser un
immense dialogue des cultures et des civilisations ! Mais nous sommes
tous tentés hélas ! de privilégier notre ego.
PJU : Vous parlez l’anglais et l’espagnol.
Lisez-vous régulièrement en langue étrangère ? Quels sont vos auteurs
préférés non-francophones ?
DE : J’ai avec l’anglais une relation affective. Ma mère enseignait cette
langue. Lorsque j’étais petit, elle m’apprenait quelques mots, me
faisait répéter quelques phrases. J’ai toujours aimé la musicalité de
l’anglais. Tout jeune, j’essayais de dire en m’appliquant le plus
possible : « My car is blue », « I enjoy that film », « It’s raining »
and so on…Sans être ma langue maternelle (je ne suis pas
bilingue), l’anglais était la langue de ma mère. I remember that time
with emotion. That’s so difficult to tell it in French !
J’ai découvert l’espagnol plus tard après avoir essayé d’apprendre
l’allemand en vain. L’espagnol m’a séduit par cette alliance unique de
sensualité et de sauvagerie. Me gustan las naranjas… Cette simple phrase
est tout simplement magnifique ! Te quiero est une formule d’une
sensualité admirable puisqu’elle contient tout le désir qu’on éprouve
pour l’autre soi-même :l’être aimé.
Je ne lis pas régulièrement en langue étrangère (journaux, livres) sauf
les lettres de mes correspondants anglais, américains, japonais, et
bengalis comme Pradip Choudhuri. Je leur écris en anglais et j’y trouve
un certain plaisir même si mon anglais n’est pas parfait. J’aime cet
effort pour aller vers l’autre tout en regrettant de ne pas être capable
de le faire en japonais et en bengali. J’admire les polyglottes et les
écrivains qui écrivent dans une autre langue que la leur. Les écrivains
roumains francophones que je connais respirent littéralement en français
!
Il y a beaucoup d’auteurs non-francophones que j’apprécie
particulièrement. Difficile de les citer tous. Parmi eux, les écrivains
russes « classiques », Kafka, Buzzati, Paul Celan, Garcia Lorca…
PJU : Quelle influence ces autres langues
ont-elles sur votre écriture en français ?
DE :
Aucune, je crois. Sauf allusivement. Dans un de mes récits, le
protagoniste est devant l’hôtel « El Destino » ; un poème dédié à un ami
roumain, Valeriu Stancu, s’intitule « În umbra oglinzii » ;dans une
nouvelle, un écrivain de science fiction écrit un texte intitulé «
Requiem para un desdichado » (allusion à Nerval, bien sûr). Dans
Crépitements du masque (in « L’Ecriture ou la justification d’être »), je
risque quelques mots en italien mais je ne perçois pas d’influence sur
mon écriture. D’autre part, je suis absolument incapable d’écrire un
texte littéraire dans une autre langue que ma langue maternelle.
PJU : Annetna Nepo m’oblige constamment à
remettre en cause l’idée de littérature nationale. C’est pourtant une
vieille habitude dont on ne se défait qu’avec difficulté. Etes-vous un
écrivain français, M. Emorine ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Je me
contenterais même de comprendre la question !
DE : Permettez d’abord que je me débarrasse de ma baguette, de mon béret
basque et de mon litron de rouge d’ailleurs largement entamé…Voilà qui
est fait. Ouf, je me sens plus léger ! Vous disiez donc… « écrivain
français » ? Cette interrogation pose la question de l’identité qui est
au centre de ce que j’écris. J’ai une lointaine origine russe du côté
paternel qui me joue parfois des tours…Comment dire ? Je rêve depuis
longtemps de me rendre en Russie notamment à Saint- Pétersbourg. Un de
mes amis, Dimitri Zadkine, professeur de français et traducteur qui
habite cette ville, estime que mes récits, nouvelles, textes en prose
divers sont marqués par ce côté slave qui relève de l’atavisme. C’est
troublant. Ce côté russe intervient fréquemment dans mes livres. Souvent
par allusions directes. Dans « Au chevet des mots » où la voix qui
s’exprime en un français châtié et avec un accent slave veut obliger le
narrateur à écrire autre chose ; dans « Irina » où la jeune femme porte
un nom russe, Dans « Dans les impasses du monde » où le narrateur est
victime d’ un long cri qui « traverse sa vie » et qu’il situe en Europe
de l’Est, dans une ville inconnue ; dans « Pèlerinage » où un homme
mystérieux agresse verbalement le narrateur dans le train Paris-Venise,
déclame une poésie en russe avant de se jeter par la fenêtre…Un écrivain
appartient à la langue - ou aux langues - qu’il parle. Je suis donc
français selon les apparences mais je ne suis pas certain que cette
affirmation me satisfasse entièrement. Dimitri Zadkine a
vraisemblablement raison :je suis en contradiction avec mon identité
latine et slave même si cette dernière remonte à plusieurs siècles. Je
ne cultive pas un quelconque cosmopolitisme par coquetterie esthétique.
Je ressens fortement cette lointaine filiation.
PJU : Vous dites « Etre Français
impliquerait donc plus de rejet que d’adhésion sauf dans les ‘grand
moments historiques’ comme chacun sait ! » (L’écriture ou la
justification d’être, p.126)
DE : Cette assertion renvoyait à une forme de pensée dont je ne sais si
elle est typiquement française. Celle de prendre parti de façon
dogmatique en étant forcément « pour » ou « contre ».La neutralité
semble suspecte en France et ce, dans tous les domaines. Au temps de «
L’Homme révolté »,si on était pour Sartre on était nécessairement contre
Camus et réciproquement. Le conditionnel « impliquerait » adoucit
d’ailleurs le caractère tranché de l’affirmation en question. D’aucuns
appellent cette forme de pensée l’esprit cartésien. Ce qui m’a toujours
semblé abusif. Si je me souviens bien du contexte, cette phrase est
d’ailleurs teintée d’ironie puisque je fais référence au bourgogne
opposé au bordeaux, aux chats opposés aux chiens !
PJU : Je ne sais plus où j’ai lu que vous
habitez L’Alsace depuis une dizaine d’années. Est-ce que cela vous a
changé en tant qu’écrivain ?
DE : J’habite l’Alsace depuis quinze ans à présent. Je ne pense pas
avoir changé en tant qu’écrivain. A une revue roumaine qui me posait à
peu près la même question, j’ai répondu que , pour moi, écrire à Paris
ou en province (je sais, il faut dire « en régions » à présent mais je
n’arrive pas à m’y faire) revenait strictement au même.
PJU : Vous écrivez ceci: « L’Europe
politique va réduire toutes [les] différences, faire de tout ces pays un
vaste lieu vide, privé de mémoire et d’Histoire. Inquiétude. »
(L’écriture ou la justification d’être, p.101). Etes-vous plutôt
pessimiste à l’égard de l’avenir de l’Europe ? Pourquoi / Pourquoi pas ?
Cette inquiétude est-elle en partie linguistique ?
DE : Ces propos ont été écrits en 1989. Sans doute étais-je alors
particulièrement pessimiste. Cette inquiétude n’était pas en partie
linguistique puisque la prééminence de l’anglais à laquelle vous faites
référence sans la nommer est un phénomène mondial. Vaste question !
Quand on parle de l’avenir de l’Europe, il faut comprendre - je suppose
- communauté européenne ? Je préfère dire « Europe » puisque la plupart
des pays n’ont font pas encore partie. Je crois fermement à une Europe
culturelle qui doit abolir les frontières quelles qu’elles soient. Bien
sûr, l’Histoire nous enseigne la prudence puisque la plupart des
conflits sont nés et naissent encore d’un découpage arbitraire de
l’Europe et du monde par les puissances occidentales. Récemment, lors
d’une discussion avec une amie polonaise, je faisais allusion à « ceux
qui ne voulaient pas mourir pour Dantzig »lors de la deuxième guerre
mondiale. Elle a ri en me disant que la ville en question s’appelle à
présent Gdansk en Pologne et qu’elle a été le levier d’un changement
politique important avec Solidarnosc. Ce que je savais, bien sûr !Quelle
ironie de l’Histoire ! Nos références étaient différentes quoique
complémentaires .Voyez-vous, ce genre de conversation m’enrichit et me
force à ne pas désespérer de l’Europe. Je suis peut-être idéaliste mais
pour moi, chaque citoyen doit lui aussi construire son Europe sans
attendre qu’on le fasse à sa place .C’est pourquoi je suis partisan de
l’ouverture vers la Turquie qui doit naturellement et culturellement y
trouver sa place.
Modèles de l’écriture chez Emorine
PJU : A travers votre œuvre il y a un
certain nombre de mythes qui se créent, me semble-t-il. Un certain
nombre de mythes ou de modèles, c’est peut-être la même chose... Avant
d’aborder le premier modèle dont j’aimerais que nous parlions, une
petite question... « [D]epuis quelque temps, disons une semaine, j’ai
l’impression que mon chat a changé » commence la page 18 (Dans les
impasses du monde). Echo de la « Nausée » de Sartre ?
DE : le mot « mythe » appliqué à mes livres m’intéresse beaucoup et
j’aurais aimé que vous développiez cette idée qui me semble juste. J’ai
découvert « La Nausée » lorsque j’étais adolescent. Je n’ ai jamais relu
ce roman depuis. Je ne pense pas que cette phrase, anodine en apparence,
soit un écho du roman de Sartre, même par réminiscence.
PJU : Dans tous les cas, vous et le chat
ne parlez plus la même langue. A lui qui est un « fin connaisseur de la
langue française » vous ne demandez plus de conseils; le silence
s’installe et vous finissez par vous regarder « en chiens de faïence ».
C’est la série de métamorphoses qui a retenu mon attention. D’abord,
c’est vous qui, d’une certaine façon, vous muez en chat (car vous parlez
la même langue). Ensuite, tous les deux vous êtes métamorphosés en
chiens. Dans cette dernière étape, par le biais d’une locution toute
faite (je suis sûr que le choix de cette expression est pourtant motivé,
n’est-ce pas ?) le chat devient chien et vous aussi. Or, pourrait-on
dire qu’il se dégage de cette page un modèle de la communication ?
C’est-à-dire que l’individu choisit de subir une transformation (en
chat, par exemple) afin de faciliter la communication, mais que cette
transformation accomplie, on en subit une seconde qu’on n’a pas choisie,
et qui clôture la parole ? Est-ce que vous seriez d’accord pour une
telle lecture de cette page ? Si vous répondez par l’affirmative, est-ce
que vous avez l’impression qu’un tel modèle de la communication soit
représentatif de l’écrivain Denis Emorine ?
DE : Il faut encore une fois restituer à ce « je » son caractère de « je
de narration ». Votre théorie de la communication est tout à fait
pertinente. Tout d’abord, évidemment, l’expression se regarder « en
chiens de faïence » n’est pas choisie au hasard lorsqu’elle caractérise
les nouvelles relations entre un être humain et son chat. Il faut
peut-être indiquer une allusion personnelle ;j’aime beaucoup les chats
mais je déteste les chiens ce qui n’est pas un hasard lorsque l’on fait
allusion à ce récit et ce qui infirme également la thèse du « Je de
narration » rigoureusement indépendant du « Je » de l’auteur ! Cette
double métamorphose de l’être humain en chat puis en chien symbolise
vraisemblablement l’impossibilité de communiquer même lorsque deux êtres
se transforment tous deux en canidés.
Est-ce représentatif de l’écrivain Denis Emorine ? Oui, puisque ce que
j’écris – et surtout le théâtre- montre l’incompréhension pathologique
qui affecte les êtres, l’impossibilité de se (faire)comprendre. Je pense
notamment à « L’ Heure de la fermeture » où les paroles de l’homme et de
la femme sont en parfait décalage. C’est une constante dans mon œuvre
:les mots nous trahissent, nous isolent aux antipodes et -c’est un
comble !-nous empêchent de communiquer véritablement !
PJU : Un deuxième modèle, qui se rapporte
lui aussi à l’écriture: « J’ai attendu quelques instants devant l’hôtel
El Destino. Un homme est passé rapidement devant moi. Sans réfléchir, je
lui ai aussitôt emboîté le pas. // Depuis, j’ai pris l’habitude de le
suivre. Il s’est rapidement habitué à ma présence qui n’avait rien
d’hostile » (Dans les impasses du monde, p.25). Peut-on y voir un modèle
de l’écrivain qui se cherche et qui finit par tourner en rond ? par
s’épier jusqu’à la folie ?
DE : C’est vraisemblable puisque deux de mes sources d’inspiration sont
la quête de l’identité et le thème du double. Il y a aussi une forme de
mimétisme :le héros éprouve le besoin de revêtir le même costume gris
que l’inconnu qui le suit au début du récit. Le nom de l’hôtel, El Destino n’est pas innocent non plus. Le destin de l’écrivain est-il de
se retrouver face à son ombre, de « se rejoindre » aux portes de la
folie pour pénétrer à ses risques et périls dans le miroir qui le
désigne? La question reste posée.
Ecrire, travailler, se faire éditer
PJU : Un tout petit détail de la dernière
page du présent ouvrage... Vous avez terminé ce manuscrit le 6 septembre
2000, la veille de la rentrée scolaire ! C’est comme si l’écriture ne
peut pas pénétrer dans cet autre espace qu’est la vie “normale”. Comment
arrivez-vous à faire accorder les différents éléments de la vie
(travail, écriture etc) ?
DE : Cette question est essentielle pour moi puisqu’il y a dédoublement
entre le travail et l’écriture qui est une autre forme de travail mais
non rémunéré. J’essaie -est-ce que j’y parviens toujours ? – de
maintenir une frontière entre mon activité professionnelle et celle de
l’écrivain. La vie familiale vient parfois se superposer à l’envie
d’écrire. Longtemps, souffrant d’insomnies (le grand écrivain est
toujours insomniaque, affirmait Proust : parbleu ! puisque lui-même
l’était !), je me levais parfois la nuit et noircissais quelques pages…
« La Visite » a été écrite, en fin d’après midi, trois heures d’affilée,
alors que je gardais ma fille aînée, âgée de quatre ans. Miracle ! Rien
n’a interrompu mon travail, j’étais sauvé ! Oui, l’écriture ne peut pas,
ne doit pas pénétrer dans la vie « normale » sinon par effraction. En
1986, j’avais choisi de faire de l’internat pour mieux m’adonner à cette
activité, une fois les élèves endormis. Une nuit, j’ai écrit « Songes
dans Venise évanouie » et « La Méprise ou les ressources de l’amour »
(pièce inspirée des Mémoires de Casanova), dissocié du genre humain et
tout près de lui en même temps. C’est un de mes meilleurs souvenirs. Le
monde était assoupi. J’avais l’impression d’être le seul à veiller
ainsi, dans l’exiguité de ma chambre à la lumière de la lampe de chevet,
véritable phare pour le naufragé que j’étais alors.
PJU : Jeudi dernier je me promenais dans
la célèbre librairie “La Hune” à Paris. Sur la grand table blanche qui
se trouve à l’entrée s’empilaient les dernières livraisons : la plupart
des noms d’auteurs ne me disaient pas grand’chose (hélas, oui), mais
presque tous les livres portaient le nom de l’une des grandes maisons
d’édition. Suivant la grande tradition des intellos binoclards je me
suis mis à feuilleter un peu au hasard... Quelle homogénéité! Et
pourtant, je sais -même parmi les écrivains ou les poètes de mon
entourage- qu’il existe de nombreuses poétiques nouvelles qui sont en
train de se créer. Il me semble que ce sont souvent les petites maisons
d’édition et les petites revues qui osent publier des textes ‘rebelles’.
Pour vous, l’espoir n’est pas non plus de ce côté là! Vous avez dit : «
Tout le monde ou presque se pique d’écrire de la poésie en 1996 et
chacun, d’une revue à l’autre, congratule son confrère au mépris de la
déontologie la plus élémentaire: le respect du lecteur » (L’écriture ou
la justification d’être, p.127). D’où quelques questions... Comment
garantir au lecteur et à l’écrivain un lieu d’échange authentique ?
Comment assurer à ce lieu d’échange à la fois l’indépendance et les
moyens qui lui sont nécessaires ?
DE : J’ai écrit cette phrase assassine, qui reste valable, en réaction
contre les revues qui pratiquent un copinage effréné, pratique fort
courante…J’ai rarement rencontré des revues qui font des notes de
lecture honnêtes, argumentées et… volontiers critiques ! Mais, en même
temps, je rends ici un hommage fervent à toutes ces « petites »maisons
d’édition qui permettent à beaucoup d’écrivains de publier leurs livres.
Je suis de ceux-là. Les éditeurs qui m’ont aidé n’ont pas dû faire
fortune avec mes livres mais ils m’ont fait et me font confiance. Ce
sont des fous de littérature qui éditent et quelquefois impriment leurs
ouvrages avec foi. Elles sont nombreuses en France ces petites
structures qui, le plus souvent sans aucune subvention,(sur)vivent grâce
à la loi de 1901 sur les associations. Elles ont bien du mérite puisque
la « grande » presse ne leur accorde jamais – ou exceptionnellement-
d’attention. Elles n’ignorent pas qu’un jour ou l’autre si leurs auteurs
ont du succès, ils seront accueillis à bras ouverts par les « grandes
maisons d’édition parisiennes »selon l’expression consacrée. Le lieu
d’échange authentique existe bel et bien même s’il est toujours risqué
de dénoncer les manigances de la République des Lettres !
PJU : L’écriture est en règle générale une
activité solitaire... Pourtant, vous êtes arrivé à quitter les impasses
du monde pour cheminer le long de rivages contigus en compagnie de
Isabelle Poncet-Rimaud. Vous avez publié avec elle un livre de poésie où
vos deux voix se répondent... En voici un court extrait :
Va vers la saignée des terres.
bêche les profondeurs,
que rencontre la source,
la force du métal.
Creuse la soif,
que déborde la coupe
et répande le germe et le fruit
de l’heure d’exister.
(I)
L’existence ne te donne
pas d’heure précise.
Elle balbutie des mots que
tu rejettes, les yeux fermés.
Lorsque le monde déborde en toi
et que la terre saigne sur ton épaule,
tu ne sais plus quoi répandre.
(D)
En lisant ce livre, je me suis fait un
jeu de deviner qui était l’auteur de chaque poème sans regarder les
initiales en bas de page. Est-ce que vous-même vous avez besoin de
regarder les initiales en relisant cet ouvrage?
DE : En principe, non. Les thèmes d’Isabelle et les miens sont très
éloignés voire « opposés ». C’est la raison pour laquelle il me semblait
intéressant de les confronter en demandant à chacun de répondre à un
poème de l’autre. Il y a eu pourtant un phénomène troublant qui s’est
produit lors d’une lecture publique. En mars 2001, à l’occasion du
Printemps des poètes , la bibliothèque de Mulhouse nous a invités pour
effectuer une lecture à deux voix. A cette occasion, nous avons lu nos
poèmes personnels, bien sûr, mais aussi des extraits de « Rivages
contigus » qui était encore inédit. Isabelle lisait un poème, j’y
répondais en lisant un des miens et réciproquement. A un moment, je me
suis surpris à lire un de ses poèmes –du moins, une bonne partie- comme
s’il m’appartenait ! Nous avons ri de cette confusion . Ce fut le seul «
incident » de la soirée. Lorsqu’il m’arrive de reprendre le recueil,
ceci ne se produit pas. Etait-ce l’émotion de lire ce work-in-progress
en public ? Une envie de partager l’amitié jusqu’à l’identification à
l’écriture de l’autre ?
PJU : Si je suis me permettre de pénétrer
dans l’intimité de l’écriture elle-même, j’aimerais vous poser la
question suivante : comment est-ce que vous avez travaillé à deux, d’un
point de vue concret ? Ecriviez-vous ensemble au café ? Echangiez-vous
vos textes par courrier ?
DE : C’est très simple :par courrier traditionnel puis par courriel.
Isabelle habitant Bruxelles et moi Mulhouse, l’échange par courriers
électroniques s’est imposée rapidement. Il y a toujours eu un profond
respect de l’écriture de l’autre et une grande sincérité dans l’échange
:chacun était libre de refuser le poème proposé en toute liberté, et
sans aucune justification. Cette expérience a duré près de deux ans.
PJU : A relire le texte, avez-vous
l’impression qu’il y a deux voix, ou pensez-vous qu’une « tierce voix »
soit née qui n’est ni vous, ni Isabelle Poncet-Rimaud ?
DE : On pourrait effectivement parler de création trinitaire : à ces
deux voix qui devaient absolument rester distinctes, s’en est peut-être
ajoutée une troisième qui serait celle de la poésie, tout simplement. A
un moment au contraire, nous avons eu l’impression curieuse que nos
pensées fusionnaient, que nos poèmes devenaient semblables :mimétisme,
dédoublement ? Nous étions aux frontières de la perte d’identité, qui
sait ? Nous avons aussitôt décidé d’arrêter l’expérience. Toutefois,
j’insiste particulièrement sur ce point, Isabelle et moi sommes très
attachés à ce livre. Pour moi, c’est la plus belle expérience d’écriture
qu’il m’ait été donné de vivre en la menant à terme.
Le monde
PJU : Au mois de janvier, Clemente Padin
nous a rappelé que l’artiste vit dans le monde contemporain, qu’il (se)
doit de lutter contre la tyrannie d’un monde gouverné par des
responsables souvent irresponsables... C’est une bien grande question,
mais voilà, j’ai envie de vous la poser!! Quel lien faites-vous entre
littérature et politique ? Est-ce que vous avez l’impression en écrivain
d’écrire différemment parce que vous vivez à ce moment précis de
l’histoire ? Comment éviter le nombrilisme de l’écrivain et rendre
compte d’un monde complexe comme l’est le nôtre tout en évitant les
pièges du didactisme ?
DE : Je comprends que vous ayez envie de me poser cette question de
l’engagement de l’écrivain. Elle est fondamentale dans un monde où il
est devenu impossible d’ignorer les malheurs qui l’affectent. En
apparence, mes livres ne sont pas le reflet des injustices, des horreurs
du monde. Padin suggère peut-être que l’artiste doit être un citoyen
engagé dans la vie et non exclusivement dans son œuvre.
« Vacillements d’un soleil », récit consacré à Ion Radescu, poète et
traducteur d’écrivains censurés par le régime soviétique, est-ce une
œuvre politique ? Je l’ignore. Est-ce le cas lorsque je confie à
l’association Open Asia un poème dédié aux populations de l’Afghanistan
? Je l’ignore encore. Peut-on se réfugier derrière la nécessité de créer
loin des turbulences du monde ? A l’évidence, non.
Que nous en soyons conscients ou non, nous sommes le produit de
l’Histoire, d’une culture, de phénomènes socio-économiques dont il me
semble difficile de faire abstraction. Je suis né en 1956. Les femmes et
les hommes de ma génération ont forcément entendu parler des deux
guerres mondiales. Mon grand-père, grand blessé de la guerre de 1914, me
parlait des tranchées où les soldats dormaient dans l’eau ,avec les
rats, les poux et la merde;mes parents, nés en 1921 et en 1924, ont vécu
douloureusement l’occupation allemande dans leur cœur et dans leur
chair. Tous nous ont légué ces souffrances, que nous le voulions ou non.
Je fais partie d’une des rares générations qui n’ont pas connu la guerre
mais comment ne pas avoir le cœur serré en regardant « Voyages »
d’Emmanuel Finkiel, film pudique qui retrace des événements douloureux
de cette période liés à la déportation des juifs ? Comment peut-on vivre
après ? Toutes ces questions me hantent… Il y aurait tellement à dire !
Tout solitaire qu’il soit, l’écrivain est forcément solidaire comme le
Jonas d’Albert Camus. Comment et pourquoi rendre des comptes à ses
contemporains ? Cette question est essentielle. Nous n’aurons jamais
fini d’y réfléchir. Comment tolérer par exemple que Poutine veuille
rayer la Tchétchénie de la carte ? Comment nous y opposer en tant que
citoyens alors que les Etats-Unis et l’Europe le laissent faire
puisqu’il est notre allié contre le terrorisme international ? Eviter le
nombrilisme de l’ écrivain n’est-ce pas lutter contre le nombrilisme
tout court ? Qui écoute encore les intellectuels dans le monde ? Autant
de questions dont je n’ai pas la réponse mais, si j’en crois Albert
Camus : « L’homme se définit plus par les questions qu’il se pose que
par les réponses qu’il leur donne. » Je ne peux vous répondre d’une
manière satisfaisante, j’en ai parfaitement conscience.
Venise
PJU : Vous êtes, on peut le dire comme ça,
un fou de Venise. Vous n’êtes pas seul parmi les écrivain français à
avoir nourri cette passion pour l’Italie - on pense à Stendhal, à Proust
etc. Bernard Pivot, d’ailleurs, consacrait récemment un numéro de
“Double Je” à la France littéraire à Venise, et nous a souligné les
rapports entre Venise et la France. Comment est né votre amour de Venise
?
DE : Oui, on le peut le dire de cette manière. Il ne s’agit pas d’une
spécificité française :je pense à John Ruskin, au Baron Corvo… Je serais
tenté de vous dire que cet amour a existé de tout temps pour une des
rares villes qui soit à la fois orientale et occidentale. C’est Casanova
–ou plutôt la lecture de ses Mémoires- qui m’a donné envie de connaître
Venise. Je m’y suis rendu en 1986, quelque temps après avoir écrit « La
Méprise ». Dans une de mes nouvelles, je parle d’ailleurs d’un écrivain,
Daniel Mory ( !), qui rencontre Casanova (au 20ème siècle !) la nuit, à
Venise… Par la suite, j’ai dévoré tout ce qui paraissait sur Venezia :
essais historiques, romans, poésie, bandes dessinées dont le remarquable
« Fable de Venise » de Hugo Pratt qui met l’accent sur le côté
ésotérique de Venezia. J’ ai ressenti une véritable fringale pour tous
les livres qui en parlaient ! Je suis allé plusieurs fois à Venise et
toujours avec la femme que j’aime.
PJU : Est-ce difficile d’écrire sur une ville sur laquelle on a déjà tant
écrit ? Faut-il éviter certains traquenards ? L’invention doit-elle
prendre le pas sur l’expression d’un ressenti commun à de nombreux
voyageurs ?
DE : C’est une gageure d’écrire sur Venise mais il faut surtout se
garder de vouloir être original. Ce serait, en fait, la meilleure façon
de sombrer dans le conformisme. Quels sont les traquenards à éviter ?
Tous, peut-être et notamment les clichés sur la ville éternelle de
l’amour et de la mort. Seul Luchino Visconti a pu se le permettre dans «
Mort à Venise » que j’ai vu des dizaines de fois au cinéma ! L’invention
doit-elle se substituer au ressenti ? Il m’est difficile d’en parler
dans la mesure où mes souvenirs de voyage ne consistent jamais –ou
rarement- en de grandes et minutieuses descriptions. Ce sont plutôt des
sensations restituées par petites touches. Turner a révélé et magnifié
Venise d’une manière qui me touche particulièrement :j’aurais aimé
écrire des poèmes en prose sur ses tableaux .
Dans une de mes nouvelles, le héros est fasciné –comme je le suis
moi-même- par le cimetière vénitien dans lequel il rend visite aux
tombes d’Ezra Pound et de Stravinsky et par les oeillets rouges vendus
sur les quais de la Fondamenta Nuove… Venise abolit l’imaginaire et la
réalité ; du moins, c’est ce que j’essaye de montrer dans mes écrits, et
exalte notre folie intérieure. Néanmoins, je connais des gens qui
détestent Venise parce qu’ils se sentent piégés par cette courtisane
décatie ! Chateaubriand parlait d’une ville contre nature, je crois.
J’ajouterais volontiers « contre culture », en ce début de 21ème siècle.
C’est une véritable « poétique incarnée » selon les propos de Frédérick
Tristan. Venise est un leurre dans tous les sens du terme.
Alors ? Voir Venise et mourir comme Von
Aschenbach ?
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