|
Denis Emorine |
|
![]() |
IIIDes paradoxes en filigraneEntretienClaude Luezior : Denis Emorine,vous dites : "Écrire pour moi est une manière de m'opposer au temps qui passe". Or, vous savez, comme tout homme, que nos traces sont aussi évanescentes que les sillons de la charrue. Est-ce là un combat désespéré mais nécessaire du poète, une velléité d'archange ou une manière d'apaiser votre angoisse de la mort ? Denis Emorine :Tout créateur - c'est une évidence - est obsédé par la mort puisque l'oeuvre, à l'image de la vie, est éphémère. Les voies sont multiples pour refuser cette fatalité : l'art en est une, aussi illusoire que les autres. Quand vous me renvoyez cette réflexion sur l'écriture et le temps avec des mots aussi justes que "désespéré" et "nécessaire", je suis bien en peine de trouver une justification quelconque à cette activité, n'étant pas velléitaire et encore moins un archange ! Lorsque nous donnons la vie, peut-être faisons-nous oeuvre mais pour mieux infliger la mort : l'écriture s'inscrit sur un paradoxe identique. Elle est certainement un divertissement au sens pascalien du terme. Même si l'écriture ne résout rien, elle permet d'oublier momentanément l'angoisse de la mort. Angoisse et mort constituent pour moi le filigrane de l'écriture. Vous adorez Venise, lieu mythique des conquêtes, des palais, charnière entre l'Orient et l'Occident. Mais aussi lieu d'engloutissement et de moisissure. Transitions, interfaces, paradoxes. Que l'on retrouve dans l'imaginaire et le fantasme ... Est-ce bien là une nourriture d'écrivain ? Les
paradoxes vénitiens ne constituent pas une nourriture à l'usage exclusif
de l'écrivain. N'importe qui peut se retrouver - ou se perdre - dans
Venise précisément à cause de "l'imaginaire et du fantasme" que vous
évoquez. Jadis grande puissance maritime et véritable lupanar de
l'Europe, la Sérénissime a été ensuite un lieu d'inspiration plutôt
mortifère pour les écrivains modernes qui décrivaient complaisamment sa
décrépitude, reflet de leur désespérance. Actuellement, Venise reste
l'une des destinations les plus fréquentes des amoureux ou des jeunes
mariés qui espèrent ainsi sublimer leur passion à son contact. Folie foisonnante et baroque de l'existence, fascination de la mort, Éros et Thanatos : peut-être Venise est-elle le prototype d'une ville d'écriture ? Entre la vérité crue de ses rapines et l'imaginaire de ses artistes, elle continue à porter ses masques mêlant le velours à la peste. Cette apposition du bien et du mal, qui tient à la fois de la tragédie grecque et de la page biblique est la chair même du créateur. Pour le poète et le dramaturge, la vie au-delà du quotidien ne serait-elle finalement qu'un carnaval magnifique et désespéré ? La
vraie vie se situe forcément au-delà des contingences du quotidien, en
un lieu supposé où tragédie et comédie se confondent pour aboutir à
l'essence du mythe. Ce n'est donc pas un hasard si vous réunissez
l'amour et la mort sous leurs appellations grecques. La difficulté est
précisément de réfléchir (sur) Venise à Venise. Le plus grand nombre est touché par la beauté décadente de cette ville embrassée par sa lagune. Pourquoi, à votre avis, si peu sont-ils perméables à la poésie d'un texte ? Certaines phrases de chansons, certains graffitis ou clips ont parfois de belles formules... L'écrivain utilise-t-il un langage tellement crypté qu'il n'est pas abordable par beaucoup de nos contemporains ? Il est
bien difficile de répondre à votre quatrième question dans la mesure où
elle en comporte deux qui, chacune, pourrait faire la matière d'un long
développement ! Tout d'abord, je ne crois pas que le plus grand nombre
soit touché par la beauté de Venise que vous qualifiez de "décadente".
Dès que vous sortez des endroits touristiques (boutiques, cafés ...)
Venise est beaucoup plus calme parce que plus vénitienne. Quelles sont
les deux périodes où les touristes affluent ? L'été, où Venise doit être
irrespirable pour un Vénitien authentique et la période du Carnaval qui
n'a plus rien de vénitien, c'est-à-dire de populaire. La majeure partie
des touristes n'ont jamais visité la Giudecca par exemple et encore
moins le quartier juif ou les îles hors des circuits programmés,
précisément parce qu'ils sont excentrés. Ils parcourent "Veniceland", la
réplique de la Vraie Venise. Notre monde "multimédia" a-t-il besoin d'un support visuel et auditif pour ressentir une émotion ? Le poète devrait-il sortir de sa tour des mots pour s'allier à la danse (ce que faisaient déjà les Grecs) à l'instrument et aux gestes (je pense aux troubadours) ?
Actuellement, j'ai l'impression que nous sommes confrontés à une
dispersion des savoirs, à une espèce de propagande qui nous est déversée
quotidiennement où il faut voir tel film, écouter telle musique, lire
tel livre, porter tel habit et rien d'autre. C'est une forme de
totalitarisme à la faveur de laquelle on dénigre systématiquement ce qui
est "intello" alors que l'on trouve "génial" tel ou tel chanteur ou
amuseur. Vous connaissez, hélas ! cette phrase fort célèbre : "Une paire
de botte vaut bien Shakespeare". Nous en sommes là et non à cause d'un
régime dictatorial mais par les splendeurs de l'économie libérale où
tout devient valeur marchande. C'est une autre forme de dictature,
beaucoup plus insidieuse. D'aucuns appellent ce phénomène "pensée
unique". Votre expression théâtrale va-t-elle dans le sens d'une alliance entre l'écrit et l'oral, alliant le mot au geste ? Mon théâtre n'a rien de militant, c'est plutôt le lieu du huis clos, de l'angoisse existentielle, de la difficulté de compréhension qui existe entre les êtres humains, du langage qui est toujours codé entre les hommes et par certains pour mieux exclure les autres. Je suis très préoccupé par l'image d'un monde où l'on sait de moins en moins perdre ou prendre son temps (c'est la même chose), où le travail reste la valeur cardinale au détriment de l'épanouissement personnel. Mais ne nous lamentons pas, cette époque n'est ni pire ni meilleure qu'une autre du moins pour nous, Européens de l'Ouest, si je pense à la génération de mes parents qui a connu la guerre, l'occupation, la déportation, la mort ... ou à mes ami(e)s polonais, roumains, russes ... et tant d'autres qui ont subi la dictature !
Revenons à la dictature d'une pensée unique par des médias toujours plus
centralisés et aux mains d'un cercle d'initiés, sous des faux airs
démocratiques ... Il est vrai que certains régimes (les doges, le roi)
ont eu assez d'intelligence pour susciter ou importer des artistes. Il
est non moins vrai qu'il s'agissait surtout de peintres et de musiciens
s'exprimant de manière moins dangereuse ou moins corrosive que par des
mots. De fait, la quasi-totalité des dictatures sont restées elles-mêmes
stériles pour ce qui est de la littérature (sans compter les affres
infinies qu'elles ont imposées à leurs contemporains). Le combat d'un
petit nombre de rebelles et d'insoumis à cependant été le limon pour de
très belles oeuvres (je pense à Soljenitsyne).
(re)Découverte de soi ? C'est indéniable. On écrit dans une certaine
fébrilité - c'est mon cas du moins - et on relit attentivement (avant
publication) avec un regard plus critique, une distance plus grande.
C'est l'un des dédoublements propres à l'écrivain. Récemment, j'ai relu
un des mes récits - que vous connaissez, Claude -, en vue d'une
réédition. Il s'agit de "Songes dans Venise évanouie" écrit en 1987 et
réédité aux éditions "Encres vives" en 2002. Je pensais être
particulièrement sévère à l'égard de ce texte "de jeunesse" (j'avais
alors trente ans). A ma stupéfaction, ce ne fut pas le cas. Je n'ai
absolument rien changé. Mon regard sur Venise serait-il le même ? Je
n'oserais l'affirmer mais le fait est là. Dimitri Zadkine, professeur et écrivain russe francophone qui a particulièrement bien analysé vos livres, affirme même que vous êtes "souvent aux limites de la schizophrénie dans l'acte d'écrire". Aurait-il raison? Dans la vie courante, vous êtes, paraît-il, un être contradictoire, parfois exalté parfois d'une grande sobriété. Selon Zadkine, cette "contradiction" irrigue vos écrits. Citons encore ses propos, en guise de conclusion : "pour cet auteur à l'identité double, émiettée, l'écriture représente un moyen - le seul ? - de réconcilier l'homme et l'écrivain". Acceptons-en l'augure.
|
|
|